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Les Fines Lames du Maitre Yasuhiro Hirakawa
(Sasuke, Sakaï, Préfecture d'Osaka, Japon)
Heure locale


Mercredi 24 juin 2015

 

C'est au Japon que je me trouve aujourd'hui et je me rends à Sakaï, une ville proche d'Osaka, qui fut l'une des cités les plus riches du pays durant la période Muromachi. Sakaï est située dans la baie d'Osaka, à l'embouchure de la rivière Yamato. Autrefois ville autonome, cette cité était dirigée par ses commerçants. Le célèbre moine bouddhiste Zen, Ikkyu, y vécut car il appréciait son atmosphère de liberté. Sous la période Sengoku, ce sont des prêtres chrétiens, comme François Xavier, qui s'y installeront en 1550. François-Xavier y rédigera d'ailleurs une description approfondie de l'endroit. Après l'arrivée des Européens, Sakaï abrita une fabrique d'armes auprès de laquelle le daïmio Oda Nobunaga venait s'approvisionner. Lors de sa tentative d'unification du Japon, ce même daïmio tentera de remettre en cause le statut particulier de la cité, contraignant ses citoyens à prendre désespérément les armes, bataille qui sera fatale à la population de Sakaï car la cité sera tout bonnement incendiée. Après la mort de Nobunaga, l'un de ses hommes, Toyotomi Hideyoshi, prendra le pouvoir et Sakaï deviendra à nouveau une ville prospère. Un autre personnage réputé au pays du soleil levant était marchand dans la cité. Il s'agissait de Sen no Rikyu, le grand maitre de la cérémonie du thé. La célébrité de cet homme, en étroite relation avec le bouddhisme Zen, mais également la prospérité des habitants, permettront à Sakaï de devenir l'un des hauts lieux de la cérémonie du thé au Japon. Pendant la période Edo, la ville sera une importante cité commerciale, dont le commerce était toutefois limité à l'intérieur du pays, alors sous l'autorité du shogunat Tokugawa. Plus tard, le retour des Occidentaux à Sakai aboutira à un incident au cours duquel des Français seront tués par des Japonais qui seront condamnés au suicide par seppuku. Cet événement, appelé « Incident de Sakaï », aura lieu le 8 mars 1868. Cette année sera celle de la transition pour le Japon , avec l'ouverture progressive du pays aux étrangers. Ce jour-là, des marins de la frégate »Dupleix », navire alors stationné dans la baie d'Osaka, seront envoyés au port. Cet endroit est alors gardé par vingt samouraïs en armes qui appartiennent au clan Tosa (fief alors réputé être défavorable à l'ouverture du Japon sur le monde extérieur). Cette patrouille armée rencontrera la chaloupe des marins français, et attaquera ses occupants sans tenir compte du permis de libre circulation dont ils bénéficiaient. Onze marins seront tués au fusil ou passés au fil de la lame. L'Ambassade de France exigera aussitôt des excuses officielles, l'application de la justice pour les assassins et le versement d'une somme de 150 000 dollars américains. Huit jours plus tard, les vingt samouraïs seront condamnés au suicide par seppuku (hara kiri) et se présenteront au temple Myokokuji de Sakaï. Au bout du onzième mort, le commandant français, venu assister aux exécutions, demandera la grâce pour les neuf samouraïs restants, considérant que onze samouraïs condamnés étaient suffisants face aux onze marins français assassinés. Les guerriers de Tosa, eux, interpréteront alors cette grâce comme une insulte à leur honneur. Les dépouilles des onze marins français reposent désormais au cimetière des étrangers de Kobé, tandis que celles des onze samouraïs furent inhumées à Sakaï, au temple de Hojuin (à côté du temple de Myokokuji). A présent, Sakaï offre l'apparence d'une ville industrialisée et bénéficie d'un grand port. Et la ville d'asseoir aussi sa réputation sur ses couteaux.

 

Sur place, je rencontre Eric Chevallier (ci-dessous), apprenti-forgeron à l'atelier Sasuke de Sakaï. L'histoire des ciseaux Sasuke débute en 1867 avec la reconversion de Sadajiro, alors forgeron en arquebuses, en ciselier, à la suite d'un séjour d'apprentissage sur l'île de Tanegashima, endroit jadis réputé pour ses ciseaux. La fabrication d'armes n'étant plus suffisante pour vivre, de nombreux autres artisans se tournèrent vers la forge d'outils du quotidien. Français d'origine, Eric tombera amoureux de la culture japonaise très tôt, alors qu'il était adolescent, et apprendra la langue japonaise tout seul, avant de partir avec un aller simple pour le pays du soleil levant, en 2012. Il travaille depuis aux côtés du maitre artisan ciselier traditionnel, Yasuhiro Hirakawa. Sa journée débute par l'exécution de tâches ménagères simples qui font partie intégrante de son apprentissage de forgeron. L'entretien de la maison, du jardin et les prières au sanctuaire lui sont ainsi confiés quotidiennement. Ici, on recycle les déchets de la forge, et l'on trie la poussière qui comporte souvent des débris de fer réutilisés plus tard. On coupe aussi le charbon en petits morceaux. Celui-ci servira ensuite, avec la houille, à alimenter le foyer de l'atelier de forge qui est finalement autosuffisant.

Les ciseaux Sasuke sont forgés à la main, pièce par pièce, et la fabrication comporte pas moins de cinquante étapes, depuis l'allongement du métal à la fusion acier sur fer, du pliage des bras au revenu, de la fabrication de la vis centrale au poinçonnage, de la trempe à l'aiguisage...ces ciseaux-là sont faits pour durer des siècles, et quatre à cinq jours sont nécessaires pour forger une paire de ciseaux. On trouve ainsi des ciseaux pour ikebana (art floral), pour fleuriste, des ciseaux de jardinage et des ciseaux à bonsaïs.La particularité de ces outils réside dans la torsion créée au marteau sur l'arrière de la lame, qui donne ce tranchant incomparable tant recherché par les professionnels de tout le pays. Cette technique se transmet depuis la première génération et permet d'améliorer considérablement la longévité du tranchant. Jusqu'à maintenant, ces ciseaux n'ont jamais connu de pièces refaites, ou de production en série. Chaque lame est forgée à la main par le maitre Yasuhiro Hirakawa (ci-dessous), avec un fer tendre et pur appelé gokunan, et un acier Yasuki Shirogami. L'atelier Sasuke fabrique treize variétés de ciseaux et douze variétés de couteaux. Réputés inusables, ces outils sont principalement vendus à une clientèle de professionnels : les ciseaux sont par exemple acquis par des professionnels (95%). Leur prix varie de 800 à mille euros en moyenne mais peut atteindre ...30 000 euros pour une commande spéciale ! Le prix des couteaux varie de soixante à 150 euros, pouvant aller jusqu'à 500 euros pour des pièces d'exception. Au Japon, un apprenti-forgeron passe les cinq premières années d'apprentissage à exécuter des tâches plus ou moins ingrates, avant de s'exercer à l'art de la forge. Cela fait trois ans qu'Eric est apprenti et il fait partie intégrante de la famille, mais il lui faudra encore attendre sept ans pour commencer à être un véritable forgeron.

Yasuhiro Hirakawa, lui, est maitre forgeron coutelier et ciselier à Sakai. Il descend du shogun Tokugawa Iemochi, 14è shogun du shogunat Tokugawa au Japon, et dirigeant du pays entre 1858 et 1866. Yasuhiro Hirakawa nait en 1950 dans l'actuelle forge Sasuke (Sakaï) qui fut autrefois le domicile familial. En 1968, il succède, à l'âge de 18 ans, à son frère ainé et devient ainsi la 22è génération de forgeron Sumiyoshiya et la 5è génération de ciselier coutelier Sasuke. Le maitre participe de temps à autre à des expositions, notamment en France, où on a pu le rencontrer en 2014 lors du 20è Salon du patrimoine culturel Carrousel du Louvre, à la Maison de la culture du Japon à Paris, lors d'une rencontre sur le potentiel des provinces japonaises, ou enfin au Parc oriental de Maulévrier (Maine-et-Loire). Sa carrière est émaillée de prix japonais, dont le prix Forge coutellerie de Sakai.…


 

C'est à partir de la deuxième génération Sasuke, avec le maitre Sakichi, que l'atelier commence à forger des couteaux de cuisine. Cette production diminuera toutefois dès la génération suivante, compte tenu du succès des ciseaux. Ce n'est qu'à la cinquième génération, et avec le maitre Yasuhiro Hirakawa, que renaitront les lames de cuisine professionnelles. Du couteau à éplucher au hachoir, du couteau de chef occidental bunka aux grandes lames sashimi, Sasuke forge plus de neuf catégories de couteaux de cuisine dans le plus vieil atelier de Sakai.

Pour obtenir un bon tranchant, l'acier utilisé est le Yasuki shirogami. Au Japon, on distingue généralement deux types d'acier : les aciers oxydables et les aciers inoxydables. Les premiers dis oxydables atteignent un haut niveau de performance mais sont plus fragiles. Ils appartiennent à la catégorie des aciers « shirogami », « aogami » et des aciers riches en carbone et pauvres en chrome. Les vrais couteaux japonais artisanaux en damas ne sont par exemple réalisés qu'à l'aide d'aciers oxydables. Les seconds aciers, dits inoxydables, résistent aisément à la corrosion. Ils contiennent un taux de carbone élevé et du chrome (ce dernier permet une plus grande résistance à l'oxydation, mais a l'inconvénient de diminuer le pouvoir de coupe et la dureté de la lame).


 

Au Japon, il existe traditionnellement deux méthodes pour procéder à la fabrication des couteaux. La première technique de forge se nomme « honyaki », et la seconde « kasumi ». Les couteaux fabriqués selon la méthode honyaki n'utilisent que de l'acier pour leur fabrication. Ils sont de meilleure facture que les seconds, car leur espérance de vie est plus longue, leur tranchant de lame plus robuste mais la forge demandant plus de temps, leur prix est bien sûr plus élevé. Les lames « kasumi » quant à elles, et à l'instar des sabres japonais, sont élaborées à partir d'acier et de fer. Le fer tendre est utilisé pour le corps de la lame alors que l'acier, lui, est utilisé pour le tranchant afin de lui apporter une meilleure résistance. Ces couteaux-là sont plus faciles à manier et moins onéreux, mais le tranchant de leurs lames est moins résistant. A noter également que certains couteaux « kasumi » ne font appel qu'à de l'acier de Damas. Cet acier, de très bonne qualité, aux motifs moirés, apporte toute sa résistance à la lame. Ces couteaux, très populaires s'appellent « hongasumi ». Dernière précision, il existe la marque de couteaux « kasumi », qui rassemble aussi bien les couteaux fabriqués selon les techniques « honyaki » et « kasumi ». Pour l'ensemble de ces couteaux, l'acier utilisé peut être de type Ao-ko, Shiro-ko, ou Ginsanko.


 

Je peux m'en rendre compte lors de ma visite à l'atelier, les couteaux de cuisine japonais sont de véritables œuvres d'art et leurs prix peuvent atteindre des fortunes. Il existe en effet plusieurs dizaines de couteaux différents, chaque couteau étant par exemple spécialisé dans la préparation de tel ou tel poisson... Et chaque région de production a sa spécificité (technique de forge, forme de la lame...). Le Japon est ainsi riche d'un savoir-faire inégalé, de siècles de pratique de la forge et du travail des métaux, autorisant la fabrication de différents couteaux : le santoku-bocho est peut être le plus connu. Son nom signifie les « trois vertus » (nom faisant référence aux trois fonctions principales pouvant être exécutées par ce couteau, c'est à dire trancher, découper et hacher). Ce couteau multi usage ressemble au couteau de chef dans notre cuisine, mais est toutefois plus léger, plus fin et plus court. Sa lame, forgée dans un acier dur possède de petites dépressions caractéristiques le long du tranchant et spécialement conçues pour éviter la résistance lors de la coupe et éviter que les aliments ne collent à la lame.

Le Deba-bocho est un couteau de cuisine japonais qui permet de lever des filets de poissons, mais on l'utilise aussi pour la viande. Sa lame est de grande taille et peut atteindre jusqu'à trente centimètres. Biseautée, son aiguisage est adapté pour droitiers et gauchers. C'est le seul couteau japonais à dépasser en poids ses homologues occidentaux.

Nakiri-bocho est un couteau de cuisine japonais dédié à la coupe des fruits et légumes. Plus léger que le deba-bocho, sa forme varie selon sa région de production (à Osaka, sa forme est plutôt arrondie) et sa lame est aiguisée des deux côtés.

Usuba-bocho est un couteau professionnel utilisé pour la découpe des fruits et des légumes. Légèrement plus lourd que le Nakiri-bocho, il n'est aiguisé que d'un côté. Son utilisation exige une certaine dextérité mais permet d'obtenir des tranches plus fines. Avec sa longue lame non incurvée, il a enfin la particularité de posséder un tranchant de bout en bout (y compris en bout de lame).

Udon-kiri est un couteau spécifiquement japonais et plutôt rare. Il est réservé à la découpe des pâtes « udon », est de forme rectangulaire et est doté d'une lame droite, courte et lourde. Identique à l'udon-kiri, le couteau Soba-kiri est, lui, réservé à la découpe des pâtes « soba » et dispose des mêmes caractéristiques que le couteau précédent.

Unagisaki-hocho est un couteau particulièrement conçu pour lever les filets d'anguilles (unagi). De courte taille, sa forme varie parfois selon les régions.

Maguro-bocho et Oroshi-hocho sont des couteaux destinés à lever les filets de thon. Leur lame est d'une grande souplesse et varie de 40 à...150 centimètres. Deux personnes peuvent être nécessaires pour l'utiliser.

Tako-hiki est un long couteau appartenant à la grande famille des couteaux pour sashimi, et est spécialisé dans la découpe de la pieuvre, mais également dans la préparation des sushi, sashimi et autres poissons. Celui de la région d'Osaka possède une lame se terminant en pointe.

Fugu-hiki, est un couteau fin et élancé de la famille des couteaux pour sashimi. Il est utilisé pour lever les filets de fugu et sa lame est très flexible et mince.

Enfin, Yanagi-ba-bocho est un couteau long et fin dont la lame est en général composée de deux métaux pour allier résistance et souplesse, et n'est aiguisé que d'un côté. L'objet est dédié à la découpe du poisson cru et autres produits de la mer.

Sachez que les couteaux japonais ne sont pas de simples objets utilitaires. Leur prix, leur fabrication et leur histoire en font des objets d'art. Certains d'entre eux sont d'ailleurs fabriqués pour des chefs, et sur mesure. Ils ne se prêtent pas et ne peuvent pas être utilisés par un autre.


 

INFOS PRATIQUES :


  • Sasuke, 3-4-20, Kitashimizu-cho, Sakai-shi, Sakai-ku, Osaka. Tél : +81 72 233 6812. L'atelier est ouvert tous les jours (sauf le jeudi) de 10h00 à 18h00. Pour commander couteaux et ciseaux auprès de l'atelier Sasuke, rien de plus simple: envoyez un courriel à Eric en précisant le type d'article recherché et son utilité, puis vous serez recontacté afin de vous conseiller et vous assister dans votre achat. Paiement par Paypal, et envoi de votre commande chez vous (délais plus ou moins longs car l'atelier dispose de peu de stock). Pour vous rendre sur place, descendre à la gare d'Asakayama, prendre la sortie Ouest, puis la première route à gauche, puis la première route à droite. L'atelier se trouve à deux cents mètres de là, sur la droite. Site internet:http://www.sasuke-smith.com/France_version/fr-index2.html

  • Hamono Museum (Musée des Arts traditionnels de Sakai), 1-1-30 Zaimokucho-Nishi à Sakai. Tél : 072 227 1001. Ouvert de 10h à 17h tous les jours (sauf le mardi). Site internet :https://www.osaka-info.jp/en/facilities/cat8/post_137.html

     

  • Centre culturel de la ville de Sakai : https://www.osaka-info.jp/en/facilities/cat/post_171.html

     

 

 










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