Lundi 10 juin 2019
Il pleut des cordes ce lundi à Tokyo et ma première réaction est d'aller me réfugier à l'intérieur d'un musée. Il y en a un, dont je parle souvent et qui se trouve dans l'hôtel mythique Meguro Gajoen. Celui-ci, célèbre pour son escalier de cent marches (Hyakudan Kaidan) et ses nombreuses salles historiques, convie justement le public à découvrir l'histoire fabuleuse de cet hôtel.
Le célèbre établissement, dont l'histoire débuta en 1928, fêta son 90è anniversaire l'année dernière. Une notoriété largement due à son fondateur, Rikizo Hosokawa, cet homme qui offrira à la fois une excellente cuisine et un décor somptueux à ses hôtes, grâce à l'architecture symbolique de l'endroit, comme ce fameux escalier, et les milliers de peintures d'artistes ornant toutes les surfaces de l'hôtel. Chose inhabituelle, cette exposition s'affiche parallèlement à une autre, « L'Art connecté au futur », qui présente une nouvelle génération d'artistes prometteurs.
Ma première visite a lieu dans la salle Jippo, où l'on nous dit (presque) tout sur Rikizo Hosokawa, né en 1889 dans la Préfecture d'Ishikawa. Celui-ci rejoindra vite Tokyo après ses études élémentaires pour y exercer l'emploi d'apprenti dans des bains publics du quartier de Kanda. Ambitieux et travailleur, l'homme occupera dès 1912 le poste de directeur de ces mêmes bains, à seulement 23 ans, et avant de se lancer deux années plus tard dans la production de cola. Entrepreneur né, Rikizo se lancera aussi dans l'immobilier en contractant des emprunts de gestion et en créant sa propre fondation. C'est ainsi qu'il commencera par transformer sa propre maison en restaurant, à Shiba. Et les bonnes relations qu'il entretenait alors avec un restaurateur de Shibaura de lui donner l’occasion de rencontrer de brillants artisans au début de l'ère Showa, parmi lesquels Keigetsu Matsubayashi et Nampu Katayama. Les premières commandes de tableaux destinés à orner le restaurant seront bientôt suivies par l'ouverture du restaurant Shibaura Gajoen en 1928, un établissement qui gagnera rapidement sa réputation de restaurant de style japonais et l'unique du genre à offrir à sa clientèle une cuisine chinoise dans ce décor nippon. On fit alors la queue pour déjeuner à la table de Rikizo, jusqu'au moment où notre homme décida d'acquérir un terrain à Meguro, en 1931. Et d'ouvrir cette même année un nouveau restaurant, Meguro-Gajoen. Insatiable, l'entrepreneur poursuivra la construction de son domaine (malgré l'observance d'une pause à cause de la guerre), à savoir le grand escalier de cent marches et un ensemble de sept bâtiments, le tout construit dans un style inattendu qui reflétait à la fois l'opulence et l'extravagance. C'est d'ailleurs de là que viendra le surnom donné à l'établissement « Le Palais du Roi Dragon à l'ère Showa ». Les premières années de cette période Showa verront un grand nombre d'hommes et de femmes s'investir dans le développement culturel et économique du pays. Rikizo, lui aussi, prit sa part en rendant son restaurant encore plus populaire avec des prix abordables, alors que sa clientèle était jusque là plutôt huppée. La principale caractéristique de l'endroit sera alors l'existence de peintures sur la totalité des surfaces de l'endroit : murs et plafonds seront ainsi recouverts, des couloirs aux salons. Quant aux plafonds, ils avaient volontairement été conçus élevés afin de créer une chaude atmosphère dans un espace plus aéré. Même les traverses étaient recouvertes de peintures d'artistes. Tout comme le hall d'entrée du restaurant, qui avait, lui aussi, été orné de peintures sur toute sa longueur (300 mètres) afin d'attirer le regard des visiteurs. Certaines de ces œuvres avaient parfois remporté des prix lors d''expositions Bunten et Teiten, tandis que d'autres représentaient par exemple les sept divinités de la fortune. Et le restaurant de devenir peu à peu pour le public le seul endroit où l'on pouvait être servi comme un « lord ».
Après avoir ouvert Meguro Gajoen, l'infatigable Rikizo, qui n'était jamais à court d'imagination, acheta la compagnie de taxis qui opérait à l'époque depuis la gare Meguro, puis organisa le ramassage de ses clients (par groupes de cinq au minimum) à l'intérieur de l'ancien Tokyo. Certains prétendent que notre homme avait aussi en tête de creuser un passage souterrain reliant la gare de Meguro et son établissement, mais la guerre qui survint entre temps fera avorter ce projet. C'est alors qu'ayant remarqué que les mariages avaient généralement lieu dans les sanctuaires, Rikizo eut l'idée de faire du tout-en-un à l'intérieur de son établissement : office religieux, service de garde-robe, salon de beauté, studio photographique et salle de banquet. Il fut en sorte le premier à inventer le mariage « clé en main » dans ce pays où l'on recherche avant tout le côté pratique (comme par exemple, la possibilité pour les familles du couple de jeunes mariés de pouvoir prendre un bain sur place, ou de se restaurer tous ensemble après un voyage éprouvant).
Durant l'ère Edo, les daïmios (seigneurs) disposaient d'une résidence à Edo (l'actuelle Tokyo) pour y héberger leurs familles lors de leurs venues à la capitale. Cette résidence suburbaine (aussi appelée shimo-yashiki) se trouvait généralement à la lisière de la ville, sur des terrains très prisés. L'hôtel Meguro Gajoen s'est ainsi installé sur les restes d'une ancienne résidence seigneuriale ayant jadis appartenu au gouverneur de la Province d'Ecchu. Ce fut à cette époque qu'Edo entama sa mutation avec 1590 projets d'urbanisation initiés sous l'influence de Ieyasu Tokugawa. Le quartier de Meguro connut lui aussi ses grands travaux: la fauconnerie du shogun y sera rénovée (ce riche territoire se prêtait bien à la pratique de la chasse à l'aide de faucons), puis les terres agricoles locales qui servaient à l'approvisionnement en produits frais (dont les pousses de bambou, une spécialité locale) d'une clientèle de samouraïs et autres citoyens en constante augmentation, prendront toute leur importance. Le même quartier était également fréquenté par les roturiers, et par les admirateurs d'images cultuelles comme Meguro Fudo-son (temple bouddhiste Tendai) ou Himonya Nio (gardiens de Vajrapani). En ce temps-là, Meguro Gajoen s'élevait alors au milieu de terres pastorales abritant en tout et pour tout moins d'une vingtaine de foyers durant l'ère Meiji.
C'est Kyugoro Sakai, maitre-charpentier de 31 ans et associé de Rikizo Hosokawa, qui bâtira le restaurant Shibaura Gajoen, avant de superviser les centaines de charpentiers et artisans du chantier de Meguro Gajoen et d'en diriger l'ensemble des opérations. Sur le terrain, Kyugoro avait la réputation d'un être doux et tolérant qui motivait beaucoup ses troupes. Lors de la construction de Meguro Gajoen, il confiera à une même équipe la construction de chaque pièce, en s'en remettant à elle pour la décoration de l'édifice , ce qui eut pour conséquence d'aboutir à un résultat architectural étonnant compte tenu de l'importante motivation des hommes. De même, l'utilisation d'un grand nombre d'essences différentes de bois lors de cette construction enthousiasmera Kyugoro au plus haut point, lui qui aimait toucher et ressentir la matière qu'il travaillait. Lors de ce chantier, notre homme accompagnera Kirizo pour visiter plusieurs restaurants afin de trouver des idées de designs architecturaux. Et malgré le fait que le maitre-charpentier se concentrera essentiellement sur l'aspect décoratif de Meguru Gajoen, celui-ci sera encore partie prenante lors de la restauration de l'endroit jusqu'aux années 1980 (Kyugoro décèdera en 1994).
La deuxième salle, Gyosho, apporte un éclairage sur l'opulence de l'immense salle de banquet qui accueillait les convives. Et de nous apercevoir que Rikizo alla jusqu'à embellir les...toilettes, afin que ses hôtes puissent poursuivre leur état de contemplation, même isolé au petit coin. Les anciennes toilettes de Meguro Gajoen comportaient un petit pont qui franchissait un ruisseau, et leur intérieur était orné de peintures japonaises, des murs au plafond. Rikizo confia un jour comment il avait été éconduit alors qu'il demandait au maitre de la peinture japonaise, Yokoyama Taikan, de décorer les toilettes de son établissement. De nos jours, la toilette du premier étage offre un décor tout aussi extravagant, qui s'inscrit complètement dans l'esprit du fondateur.
Je ne m'attarderai pas sur le salon Soukyu (ci-dessous) qui vaut tout de même le coup d'oeil et accueille les visiteurs souhaitant déguster une collation sur place, entourés d'oeuvres picturales contemporaines issues de jeunes artistes.
Justement, la salle suivante, Seisui, aborde la cuisine Gajoen : celle-ci consistait à servir aux convives des plats délicieux dans un joli environnement et à un prix abordable. Ce concept novateur sera très vite apprécié puisque le restaurant Gajoen accueillera jusqu'à 8000 clients journaliers au plus fort de sa fréquentation. Tout en inscrivant à son menu la cuisine pékinoise, l'établissement proposait également à sa clientèle des plats traditionnels japonais et des mets Shippoku de Nagasaki. Quant à l'acheminement des plats, des cuisines aux salles, il relevait parfois de l'exploit, compte tenu de la spécificité architecturale du lieu (comme cet escalier de cent marches!). Les mets étaient donc transportés dans de grands plats par des porteurs (souvent des étudiants travaillant à temps partiel), jusqu'à l'entrée du restaurant, plats qui étaient ensuite apportés aux convives par les serveurs. Le repas était souvent long, ne serait-ce que pour s'attabler à une époque où une majorité de clients revêtait l'habit traditionnel. Et Rikizo, d'introduire alors sur chaque table des plateaux rotatifs pour faciliter l'accès des mets aux convives, un système déjà utilisé par d'autres restaurants. A cette époque, les établissements haut de gamme avaient pour habitude de ne pas afficher au menu le prix des mets proposés, pas plus d'ailleurs que le cout du service. C'est Rikizo Hosokawa qui, le premier, osera afficher clairement ses prix, rendant ainsi son restaurant plus accessible et plus pratique. Bien des célébrités de l'époque franchiront le seuil de son restaurant et resteront à jamais gravés dans la mémoire de Gajoen. Charlie Chaplin en fait partie, lui qui y dégustera un plat de tempura lors de son passage au Japon en 1940. De même, l'établissement sera mentionné dans « Kajitsu », l'oeuvre d'Osamu Dazai, avant de devenir le lieu de tournage de la version cinématographique de l'ouvrage.
Au début de cet article, j'abordais l'idée géniale de Rikizo Hosokawa, qui consistait à proposer aux couples des mariages clé en main. Ce thème est étudié dans la salle Seikou, où l'on revient sur l'origine de cette pratique. Jusqu'à l'ère Meiji, la cérémonie de mariage avait lieu au domicile des mariés, et ce n'est qu'au début de l'ère Showa que les choses évolueront, avec la tenue des cérémonies dans les sanctuaires, puis la réception des hôtes dans des hôtels et des restaurants. Rikizo, lui, aura l'idée de tout regrouper en un seul endroit, chez lui à Meguro Gajoen, afin de rendre la chose plus pratique, moins longue et moins onéreuse. Il construira donc un sanctuaire dédié à Izumo Taisha, un salon photographique, un salon de beauté, une garde-robes, le tout géré par l'hôtel. Ce système ne tardera pas à faire ses preuves puisqu'on comptera jusqu'à 116 mariages célébrés ici dans une même journée !
Depuis sa fondation en 1934, l'établissement consacra son mausolée à Izumo Taisha et ce n'est pas un hasard. Le fondateur de Meguro Gajoen avait déjà pensé qu'il serait plus facile de s'attirer ainsi les faveurs d'une clientèle populaire vénérant Izumo Taisha, l'une des divinités les plus prestigieuses du Japon, qui est également reconnue comme la divinité du mariage. Aujourd'hui, l'hôtel Meguro Gajoen offre deux sanctuaires et trois chapelles, qui proposent chacun leurs prestations de la manière la plus appropriée qui soit. Certains aspects de l'établissement ont changé depuis, mais la même tradition reste ancrée, 90 ans après son ouverture. On observe toujours la même élégance lors des cérémonies nuptiales qui s'y déroulent depuis trois générations. Madame et Monsieur Kei Yoshida (en photo ci-dessous) font partie de ces couples qui ont choisi de célébrer leur union à Meguro Gajoen : le mariage eut lieu le 12 mars 1967 et le couple fit ce jour-là l'objet d'une blague de la part des collègues de travail de Mr Yoshida (qui n'avaient pas été conviés à la cérémonie). Ceux-ci attendaient le couple sur le quai de la gare (alors que les jeunes mariés s'apprêtaient à monter dans le shinkansen pour entamer leur lune de miel) en arborant une banderole qui disait «Plutôt que d'avoir des nouilles (soba) de Nagano, je préfère être près de (soba) toi » tout en criant des hourras au départ du convoi. C'était plutôt mignon !
Depuis la naissance de l'hôtel, bien de l'eau a coulé sous les ponts, et... aura inondé jadis l'ancien établissement lors de crues de la rivière Meguro, toute proche, rendant des travaux inévitables à la suite de ce désastre. Une restauration complète des 2500 œuvres picturales sera aussi entreprise, qui nécessitera de délocaliser certaines peintures. Seul l'ancien escalier, Hyakudan Kaidan, anciennement appelé bâtiment N°3, sera préservé en tant que tel, puis inscrit en 2009 comme bien culturel tangible de la ville de Tokyo. C'est en avril 2017 que Meguro Gajoen fut rebaptisé Hôtel Gajoen Tokyo. D'abord simple restaurant, l'établissement est devenu depuis un complexe hôtelier de luxe avec chambres, restaurants et salles de banquet pour mariages et autres évènements. Et d'avoir fêté son 90è anniversaire en décembre 2018. Depuis, l'endroit a été reconnu par l'association mondiale des hôtels de charme qui rassemble plus de 520 hôtels de luxe dans le monde (dans plus de 80 pays). Le principe de départ, lui, reste identique : rester un endroit spécial où l'on reçoit ses êtres chers pour un moment partagé entre tous. Belle philosophie !
INFOS PRATIQUES :
- « Hyakudan Kaidan History», jusqu'au 23 juin 2019, à l'hôtel Gajoen Tokyo Gajoen, Meguro-ku, à Tokyo. Pour vous y rendre, descendre à la station Meguro JR (Yamanote Line), puis marcher sept minutes. Ouvert du dimanche au jeudi, de 10h00 à 17h00, et du vendredi au samedi, de 10h00 à 20h00. Entrée : 1600 yens. Site internet : https://www.hotelgajoen-tokyo.com/en/