Mardi 26 novembre 2019
Ce matin, direction Greyton, situé dans le district de l'Overberg avec les montagnes en toile de fond. Puis Genadendal, un petit village niché à cinq kilomètres de là, qui fut la première mission évangélique d'Afrique du Sud. Celle-ci sera conduite en 1738 par Georg Schmidt, un missionnaire allemand de l'église morave. Dès mon entrée dans le village, l'endroit respire la décontraction : vaches et chevaux évoluent librement dans les rues, tandis que les habitants qui me croisent, jeunes et moins jeunes, me saluent amicalement en se demandant bien ce que je suis venu faire là. En fait, Genadendal me donnera rendez-vous avec l'histoire : celle du peuple khoi khoi qui vivait ici bien avant l'arrivée des Européens, celle de l'église morave qui élira domicile dans cette partie du pays, et celle d'un petit village qui sera brièvement la plus grande localité de la colonie, juste après Le Cap. Lors de cette visite, j'aurai le privilège de pouvoir m'entretenir avec le Docteur Isaac Balie, guide du musée de la Mission et fin connaisseur de Genadendal.
C'est à un village oublié que je rends visite cette fois, un lieu qui a tellement de choses à partager et qui offre autour de la place de l'église morave une impressionnante concentration de monuments historiques, puisque tous les bâtiments de cet endroit furent classés comme monuments nationaux en 1980. On croit souvent que l'office du tourisme va vous fournir le plan de situation avec les curiosités locales, mais celui de Genadendal, lui, diffuse des chants de Noël (voir la vidéo) et me réoriente vers le Musée de la Mission.
Ce site que les Néerlandais surnommèrent « Vallée de la Grâce » (Genadendal) était, il y a très longtemps, un campement khoi-khoi. Il existait jadis beaucoup de camps comme celui-ci et chacun d'entre eux avait un chef à sa tête. Peuple semi-nomade, éleveur de bétail, les khoi-khoi allaient et venaient en fonction des saisons sur cet immense territoire que représente l'Afrique du Sud actuelle. Coopératifs, ils vendront des animaux à la Compagnie hollandaise des Indes orientales entre 1662 et 1713 : plus de 6634 bovins et 10475 ovins seront ainsi cédés à l'occupant durant cette période. Cependant, ce peuple s'appauvrira rapidement en utilisant le seul système de troc pour céder leurs bêtes.

Lorsque les premiers missionnaires débarqueront ici, ils découvriront le peuple khoi-khoi au bord de l'extinction, avec seulement quelques petits camps restants ici et là à l'intérieur des terres. Et la question qui me vient à l'esprit est la suivante : Pourquoi, dans ces conditions, les Missionnaires choisirent-ils de s’établir à Genadendan, situé au milieu de nulle part ? Georg Schmidt, premier missionnaire allemand à avoir été présent sur place fera la connaissance de deux habitants, Africo et Kibido, au camp militaire de Soetemelksvlei en 1737. Ces deux personnes lui feront part de l'existence d'un grand camp khoi-khoi près de Baviaanskloof (Vallée des Babouins). Et George de se rendre sur place afin de rencontrer ce peuple indigène, lui enseigner le gospel de Jésus-Christ et lui transmettre l'évangélisation. Lui-même tentera d'apprendre la langue des Khoi, mais n'obtiendra que des résultats limités. Il enseignera à son tour le néerlandais à ce peuple. Travailleur acharné, Georg Schmidt ouvrira ainsi une toute première école dans la colonie, dès son arrivée en 1737, puis une seconde, un an plus tard, en posant sa valise à Genadendal, puis enseignera aux Indigènes comment cultiver la terre et comment bâtir des maisons en argile, en leur apportant en même temps la foi chrétienne. Les premiers convertis recevront le baptême en 1742, malgré la désapprobation des autorités néerlandaises qui voyait d'un mauvais œil l'influence de Schmidt sur ce peuple khoi et prétendait que le missionnaire n'était pas compétent pour offrir le baptême faute d'avoir été ordonné ministre du culte. Et Georg Schmidt d'être chassé du pays en 1744 par les Néerlandais et décédera en Allemagne en 1785, sept ans avant que son pays n'autorise à nouveau ses missionnaires à repartir au Cap.

Le travail de Schmidt n'avait pas été anéanti malgré son départ puisque Magdalena, une indigène khoi, convertie par le missionnaire, prendra son bâton de pèlerin pour convertir ses semblables, grâce aux connaissances qu'elle avait acquises durant sa première année d'enseignement (elle maitrisait l’écriture et la lecture), en leur transmettant le gospel 48 années durant. Georg Schmidt, avait confié un Nouveau Testament à Magdalena, un ouvrage imprimé en néerlandais, une langue alors largement pratiquée et utilisée dans la colonie. Ce livre, visible au Musée de la Mission, deviendra l'ouvrage de référence de l'école de Genadendal. Autre symbole de l'éternité dans le petit village, le poirier, planté par le missionnaire en 1738. L'arbre grandira un siècle durant jusqu'à être emporté par une tempête. Ses racines donneront plus tard naissance à un deuxième arbre, qui survivra 120 ans, avant que n'apparaisse à nouveau un troisième arbre en 1961, à partir d'une souche restante, un arbre sous lequel les missionnaires officieront à trois reprises. La vie étant plus forte que tout, on peut encore admirer celui-ci dans le jardin de la Mission.
La Mission sera autorisée à reprendre ses activités en 1792, et trois missionnaires (Daniel Schwinn, Christiaan Kuhnel et Hendrik Marsveld) s'installeront sur place et enseigneront au peuple khoi leur savoir-faire, chacun dans sa spécialité ( forgeron, couturier et agriculteur). Et de bâtir également un moulin à eau, toujours en état de marche. Nos trois hommes étant impatients d'arriver à Genadendal pour constater de visu ce qui restait du labeur de Georg Schmidt et ils seront accueillis par Magdalena en personne, qui était devenue à moitié aveugle mais avait conservé sa mémoire intacte. Celle-ci demandera alors à une jeune élève de lire un extrait du Nouveau Testament que lui avait autrefois remis Georg Schmidt. Un an après l'arrivée de la nouvelle mission, une cloche d'église fut installée sur la place et sonna quotidiennement à neuf reprises l'heure du début de la classe, des travaux et des offices religieux. Bien sûr, l'Eglise hollandaise réformée n'appréciant peu la concurrence de cette mission, confiera au révérend Borchards, alors basé à Stellenbosch, le soin de lancer une pétition demandant à ce que la cloche arrête de sonner car elle dérangeait les paroissiens de Stellenbosch (ville située tout de même à 113 km de là par la route N2!). La justice interdira à la cloche de sonner durant cinq ans, et il faudra attendre que les Britanniques prennent le contrôle de la colonie du Cap, en 1798, pour qu'on puisse à nouveau entendre son tintement dans le village.

En 1806, Genadendal devint la seconde ville de la colonie du Cap, par son peuplement (presque 3000 âmes) et grâce au développement de son artisanat. Le petit village ne disposait pourtant d'aucun gisement d'or, ni de diamants, ni même d'une petite gare pour expliquer cet essor économique. Cette même année, le gouverneur de la colonie du Cap se déplaça jusqu'à Baviaanskloof pour constater de lui-même à quoi ressemblait le village. Très impressionné par le dynamisme et le regain d'activité de l'endroit, il décidera de rebaptiser le village du nom toujours actuel de Genadendal, signifiant Vallée de la grâce. Ainsi Genadendal était-il alors à son apogée : le moulin à eau construit par Hendrik Marsveld remplissait parfaitement ses fonctions et John Barrow, le secrétaire de la colonie prétendait qu'il n'en connaissait pas de meilleur dans le pays. La vieille pompe à eau datant de 1802, cadeau d'une congrégation hollandaise, fonctionnait aussi et est même encore aujourd'hui la plus vieille du genre en Afrique du Sud. Elle est exposée au musée. Quant à Christiaan Kuhnel, forgeron de son état, il avait fondé la première coutellerie sud-africaine dès 1795 et la vente de ces couteaux réputés fournissait l'essentiel des ressources financières de la Mission.
Au cours de ma promenade, j'apercevrai aussi le garage où est stocké le plus ancien chariot d'Afrique du Sud qui utilisera treize essences de bois différentes pour sa construction. Même sa toile est d'origine (1806). A l'époque, nos trois missionnaires avaient mis une semaine pour se rendre du Cap à Genadendal à bord de ce chariot et le directeur de mission, C.I Latrobe, près de trois mois, pour atteindre Algoa Bay (Port Elizabeth) afin d'y créer une nouvelle station missionnaire.

Il y eut aussi, en 1818, la construction du pont de pierre au-dessus de la rivière Sondereinde, par les habitants du village qui érigèrent seuls les six piliers en pierre. Ce pont, surnommé « Die Steg » sera à l'époque le premier pont en dur du pays. Hans Peter Hallbeck, théologien suédois et plus tard évêque de l'église morave, s'étonnera de l'extraordinaire qualité d'un tel ouvrage réalisé par des non-initiés. Ce pont est toujours debout et on peut l'apercevoir en dehors du village. Hans Peter Hallbeck, lui, sera considéré comme le père du centre de formation des maitres de Genadendan, le premier du genre en Afrique du Sud, qui verra le jour en 1838. Lors d'un voyage en Europe, Hallbeck s'était informé sur la possibilité de créer un tel centre de formation. De retour au Cap en 1837, il annoncera la construction de celui-ci grâce au don de Victor Von Schonburg- Waldenburg. L'inauguration du centre aura lieu le 12 septembre 1838, et le centre restera en activité pendant 90 années. Et si l'institution ferma ses portes en 1927, ce ne fut pas à cause de ses résultats (le centre atteignait un taux de réussite de 90%) mais sous la pression du ministère sud-africain de l'éducation qui préférera ouvrir un centre similaire à Worcester en 1929. Entre temps, l’Institut de formation des maitres de Genadendal aura formé 236 professeurs.
Autre personnage notoire du petit village : le révérend Hermann Benno Park, fondateur de l'imprimerie locale en 1859. Et là encore, cette imprimerie fut la première du genre dan ce pays à pouvoir imprimer des partitions musicales. Le révérend avait très vite compris l'importance pour la Mission de disposer d'un tel outil. Et d'imprimer en 1859 « De Bode », première lettre mensuelle de Genadendal, qui fera partie des cinq premières publications religieuses d'Afrique du Sud. L'impression du document se fera sur une simple presse en bois et en langue afrikaners. Le premier jeu de société du pays sortira également des presses de cette imprimerie en 1860 et consistera en un voyage à parcourir entre Genadendal et Le Cap. Hallbeck rédigera de son côté l'ouvrage « Première école maternelle d'Afrique du Sud » dans les années 1830, un livre qui ne sera publié que trente ans plus tard, après le décès de son auteur. Enfin, « De Drank » figurera parmi les tout premiers tracts sud-africains destinés à alerter la population sur l'abus d'alcool, et sera tiré pour la première fois en 1861. Ce musée de l'imprimerie peut, lui aussi, être visité.

Le Président Nelson Mandela viendra en personne visiter Genadendal en octobre 1995 et sera très impressionné par les nombreuses contributions du village au développement de son pays . Le musée de la Mission de l'église morave reste le plus imposant de tous. Fondé en 1963, il a élu domicile dans les anciens locaux de l'institut de formation des maitres depuis 1987. Il est également le seul musée sud-africain à s'être vu attribuer le titre de Trésor culturel national, en 1991. Ses expositions couvrent la période historique avant l'arrivée de la Mission et celle durant laquelle les missionnaires officieront à Genadendal. Les thèmes abordés sont nombreux (premières activités industrielles, éducation, musique, médecine, imprimerie...). D'autres musées, dignes d'intérêt, existent aussi dans le village, parmi lesquels le musée de l'imprimerie, celui des moyens de transport, de la médecine, ou celui du cottage. On peut encore au passage admirer le moulin à eau en état de fonctionnement.
Avant ma visite à Genadendal, l'église morave restait pour moi un mystère. J'ai appris depuis que cette église a pour vocation de retrouver la fraternité des premiers chrétiens, à travers une pratique missionnaire très active et l'expression musicale de la foi (d'où la pratique du chant gospel). Et d'accorder à l'éducation une place de premier ordre en dénonçant par exemple l'intolérance religieuse dans son enseignement. A l'origine de cette église, on trouve les Frères moraves, une dénomination protestante très ancienne inspirée de la prédication de Jean Hus (théologien et réformateur religieux tchèque). Ces exilés chassés de Moravie par la persécution religieuse créeront, après la condamnation au bûcher en 1415 du réformateur Jean Hus, un mouvement dénué de toute hiérarchie et très ancré dans la piété individuelle, revendiquant la liberté de prêcher et s'opposant à la richesse du clergé. Le comte Nokolaus Ludwig von Zinzendorf accueillera cette église qui s'installera en Saxe en 1722. Et cette même église de développer par la suite une forte activité missionnaire de par le monde.

Aujourd'hui, Genadendal a perdu de sa superbe et stagne à près de 7000 habitants. Certes, le village possède encore son école avec 300 élèves et son lycée fréquenté par 400 lycéens. L'économie locale, qui repose essentiellement sur l'agriculture, offre également des emplois saisonniers au moment des périodes de cueillette des fruits. L'endroit n'est plus une station missionnaire depuis 1927 et seule la place historique de l'église ainsi que certains terrains à flanc de montagne restent la propriété de l'église morave. Et Genadendal d'être désormais plus pauvre que jamais après avoir tutoyé les sommets de la gloire. Mais le petit village a t-il dit son dernier mot ? Rien n'est moins sûr.
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