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Exposition "L'abîme, Nantes dans la traite atlantique et l'esclavage colonial,1707-1830"
(Musée d'histoire de Nantes, Loire-Atlantique, France)
Heure locale

 

Lundi 7 mars 2022

 

Le musée d'histoire de Nantes (44) présente jusqu'au 19 juin prochain une exposition sur Nantes dans la traite atlantique et l'esclavage colonial, entre 1707 et 1830. Il y a trente ans déjà que la ville s'est engagée dans un travail de mémoire pour regarder en face son passé de premier port négrier de France. Ce sont plus d'un demi-million d'hommes, de femmes et d'enfants qui furent livrés au commerce triangulaire, à bord de navires nantais, entre les 18ème et 19ème siècle. Aujourd'hui, l'exposition « L'abîme, Nantes dans la traite Atlantique et l'esclavage colonial, 1707-1830 » ouvre une nouvelle page de ce travail de mémoire en réinterrogeant les collections du musée afin de mettre en lumière le destin de ces êtres humains victimes de l'esclavage et de la traite. Des pratiques malheureusement encore d'actualité dans certains pays étrangers.

 

Les faits sont là et nul ne cherche à les nier : avec plus de 550 000 hommes, femmes et enfants achetés sur les côtes africaines pour être ensuite transportés dans les colonies françaises à bord de navires, pour être vendus et mis en esclavage, le port de Nantes fut le premier port négrier de France. Il faudra attendre 1848, date de l'abolition de l'esclavage, pour que Nantes tourne la page comme tous les autres ports de ce genre. Les travaux d'historiens comme Rinchon, Gaston-Martin, Jean Mettas, Jean Meyer et Serge Daget seront déterminants grâce à leur inventaire systématique des expéditions négrières nantaises et françaises, pour mesurer ce phénomène de traite. Le musée d'histoire de la ville est d'ailleurs, à cet égard, reconnu internationalement comme un lieu de référence pour le travail scientifique effectué, les manifestations, les expositions et les colloques présentés. Il reste que ces mêmes historiens n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le nombre de victimes de la traite atlantique. Les documents manquent pour fournir une comptabilité exacte, d'où l'importance de faire parler les objets de collections du musée afin de valoriser les recherches historiques disponibles. Volontairement immersive, suggestive et sensible, l'exposition rend compte de la complexité du réel aux époques concernées notamment en France : apparaissent ainsi le nom de ceux qui vécurent à Nantes en subissant le statut de personnes captives mises en esclavage, entre 1692 et 1792, lorsqu'ils furent inscrits dans les documents officiels. On y parle également des grands débats et sujets qui font notre actualité, à savoir les migrations contemporaines, les réseaux actuels d'une traite humaine, le développement des nouvelles formes de racisme et les mouvements en faveur de l'égalité des droits...

 

Pourquoi l'Abîme ? Ce terme fait référence à la notion de gouffre atlantique du philosophe et romancier Edouard Glissant (tout autant que le thème abordé). D'après cet auteur, la réalité antillaise est construite sur trois expériences de gouffre : la cale du bateau, la mer où l'on jette les corps et l'inconnu terrifiant. Et notre humanité de s'être abîmée dans ce gouffre de l'oubli. Quant à la traite atlantique (aussi appelée traite négrière ou commerce triangulaire), elle a concerné entre 13 et 17 millions d'individus entre les 16ème et 19ème siècle. On apprend ainsi que les expéditions françaises sont responsables à elles seules d'1,3 million de détournement d'Africains. L'armement négrier dans notre pays sera très concentré et représentera au 18ème siècle un total de 2800 bateaux (dont 453 navires armés par onze familles seulement) armés par des gens très influents (entre 1815 et 1830, presque tous les maires de Nantes furent des négriers). Nantes, d'où partirent 43% des campagnes de traite françaises, deviendra donc le premier port négrier français durant toute cette période. Encore aujourd'hui, des noms de lieux, des quartiers d'habitations, et des détails architecturaux témoignent de ce que fut le développement colonial d'une cité, d'un territoire et d'un continent, appuyé sur un commerce utilisant la déportation d'êtres humains que l'on mettait ensuite en esclavage dans les colonies européennes. Précisons toutefois que la capture de ces futurs esclaves n'était pas réalisée sur les plages africaines mais à l'intérieur des terres, où les Européens les échangeaient contre des armes. D'après une enquête de M.Gillet réalisée en 1863, dans la région du Congo, on comptait 1519 « esclaves de naissance », 413 personnes vendues par des gens de leur propre tribu sans pourtant avoir commis un seul délit, tandis que 399 autres avaient été cédées à la suite de condamnations (pour adultère, infidélité, vol, crimes et délits divers commis par elles ou par certains de leurs proches). Dès 1850, S.Koelle interrogeait 142 Esclaves en Sierra Leone et 34% d'entre eux déclarèrent avoir été pris à la guerre, 30% qu'ils avaient été enlevés et 7% qu'ils avaient été vendus par des membres de leurs familles ou par des supérieurs. Enfin, 7% affirmèrent avoir été vendus pour solder des dettes, et 11% furent condamnés en cours de procès. Et l'écrivain et journaliste américain Daniel Pratt Mannix (« Black Cargoes : a history of the atlantic slave trade 1518-1865 ») d'estimer que seuls 2% des captifs de la traite atlantique furent enlevés par des négriers blancs. Soulignons aussi que les Français ne furent pas les pionniers de la traite négrière puisque les Hollandais firent longtemps des côtes africaines une chasse gardée, jusqu'à ce que Français et Anglais n'y débarquent à partir de 1674, faisant au passage augmenter le prix des esclaves (prix multiplié par six entre le milieu du 17ème siècle et 1712). Serge Daget évoque le prix de 360 à 480 F par captif venant de Ouidah ou Lagos entre 1830 et 1840 (contre 1680 à 1920 F en 1847 pour un captif de Ouidah).

 

Plusieurs parties composent cette passionnante exposition :

 

  • Le premier volet concerne les années 1455-1657 et s'intéresse à l'exploration des côtes africaines et aux prémices de la traite nantaise :

     

    Après que Constantinople ait été conquise par les Ottomans en 1453, les Européens furent contraints de trouver de nouvelles routes commerciales pour accéder aux richesses de l'Inde et de l'Asie. Dès 1455, le pape Nicolas V concède au roi du Portugal le droit de conquérir de nouvelles terres et de réduire en « esclavage perpétuel » tous les non-chrétiens. L'Afrique est concernée au premier chef. Il faudra peu de temps pour que Flamands, Allemands, Anglais, Génois et Vénitiens ne suivent l'exemple portugais. Ces derniers s'établiront sur l'île de Sao Tomé en 1471, puis au Congo en 1483. La France connaitra un cheminement progressif avec, en 1315, la publication d'un édit stipulant que tout esclave touchant le sol français devenait automatiquement libre. L'année 1664 marquera la création de la compagnie des Indes occidentales par Colbert et 1674, l'année de la première traite négrière française en Afrique. Louis XIV (à l'initiative de Colbert) signera à Versailles un édit connu sous le nom de « Code noir » en mars 1685. Il s'agit là du règlement pour le gouvernement et l'administration de justice et la police des îles françaises de l'Amérique, et pour la discipline et le commerce des nègres et esclaves dans ledit pays, rédigé en une soixantaine d'articles. Ce recueil illustre une contradiction de taille en spécifiant que l'esclave est un bien meuble tout en reconnaissant qu'il est aussi un être humain devant être baptisé et instruit dans la religion chrétienne. Sur les côtes, des intermédiaires (traducteurs, négociants) faciliteront les échanges lors de relations commerciales complexes, lors desquelles le prix des captifs est âprement débattu et les échanges établis pour organiser un commerce fructueux au profit de chaque partenaire. Bientôt, une partie de la population de la côte qui échange avec les Européens pratique leurs langues et vit aussi selon certains de leurs usages.

     

  • La seconde partie de l'exposition nous transporte à Nantes au temps des « Indes Galantes » , premier port négrier et esclavagiste de France (1657-1791).

     

    Durant la deuxième moitié du 17ème siècle, Nantes devient un grand port d'armement international, et sa flotte ne cesse de croitre. On y accueille la pêche morutière, le négoce avec les colonies, et d'autres activités transocéaniques. Puis, après 1660, le commerce colonial est privilégié par les armateurs nantais, un commerce d'abord pratiqué en droite ligne (« en droiture ») entre les colonies et la métropole, et, plus tard, de manière triangulaire avec le trafic de captifs africains. Gratien Libault de la Chevasnerie, seigneur de la Templerie, écuyer, capitaine en chef de la compagnie de milice bourgeoise de la Fosse sera l'un des premiers Nantais à s'engager dans cette voie. « L'Hercule » sera l'un des premiers bateaux nantais à s'engager dans la traite atlantique. René Montaudouin, son armateur, choisira Samuel Morisse comme capitaine du navire qui devra achever sa campagne de traite à Saint-Domingue. Premier appareillage de Nantes le 26 juillet 1707, puis explosion du bateau le 15 octobre de la même année, suite à l'attaque d'un navire hollandais durant la guerre de succession d'Espagne. Coute que coute, le commerce se poursuit car la forte valeur ajoutée des produits indiens et asiatiques dont la vente se tient de manière exclusive à Nantes de 1720 à 1733 est à l'origine de l'enrichissement extraordinaire de la ville. Durant cette période, pièces de textile rapportées des Indes et cauris (petits coquillages ramassés aux Maldives) serviront de monnaies d'échange contre les captifs africains.

    Sur place, on peut admirer des tableaux de Dominique Deurbroucq et de son épouse (ci-dessous), œuvre réalisées par Pierre-Bernard Morlot en 1753. Le visiteur découvre également à quoi ressemble la vie négrière à bord d'un navire nantais. Une telle campagne ne ressemble pas à une opération maritime et commerciale ordinaire, et le coût de telles expéditions peut atteindre jusqu'à 400 000 livres, somme considérable pour l'époque, et supérieure à l'achat d'un petit hôtel particulier parisien. Des objets remarquables sont enfin présentés, comme ce plan du navire « La Marie Séraphique » de Nantes. Le 16 décembre 1769, le capitaine Jean-Baptiste Fautrel-Gaugy clôt la période d'achat de sa campagne à bord du navire sur les côtes africaines, avec à son bord 312 personnes achetées. Le sort du navire « Les bons Enfants » est aussi évoqué. Armé par Jacques Rabiteau, l'embarcation quitte Nantes le 23 octobre 1741 en direction de l'Afrique. Son capitaine, Germain La Borne, réalise alors sa première (et dernière) campagne de traite car il décide de s'installer au Cap-Français, à Saint-Domingue (actuelle République Dominicaine)à l'issue de la vente de 364 captifs.

 

  • En troisième partie, l'exposition s'attarde sur Nantes et Saint-Domingue au 18ème siècle :

     

    Durant tout ce siècle et jusqu'aux révoltes de 1791, Saint-Domingue est la destination favorite des navires nantais pour la pratique simultanée des commerces de droiture et négrier. Au fil du temps, des liens plus étroits se sont développés entre les deux terres et de nombreux Nantais ont fait l'acquisition de plantations sur l'île, ou, à défaut, y possèdent suffisamment de biens pour être considérés sur place comme des « Américains ». Les Français sont en effet présents dans l'ouest de celle qu'on appelle Hispaniola dès la fin des années 1620, sous le ministère de Richelieu. Entre 1680 et 1700, les gouverneurs français désarment peu à peu les flibustiers qui s'y sont réfugiés et l'île devient officiellement une possession française en 1697 (traité de Ryswick). Un an plus tard, la France concède à la compagnie de Saint-Louis le soin d'administrer l'île, à charge pour elle de coloniser l'endroit. La Compagnie de Saint-Domingue (ou Compagnie Royale des Indes) est ainsi créée, qui établit des entrepôts à Saint-Louis du Sud. Entre 1700 et 1714, le nombre d'esclaves passera de 9000 à 24 000. Certains tenteront de s'évader des plantations et cette forme de résistance à l'esclavage porte le nom de marronnage. Pour les propriétaires et pour l'ensemble des colons, cette pratique représente alors un vrai danger car ceux qui parviennent à s'évader s'organisent en groupes sociaux clandestins et pillent les récoltes pour survivre tout en menaçant l'équilibre du système colonial basé sur la terreur et la soumission. Ces « nègres marrons » sont particulièrement craints à Saint-Domingue. A titre d'exemple, John Gabriel Stedman, officier de l'armée hollandaise, raconte plusieurs scènes de son intervention au Surinam durant les grandes révoltes d'esclaves survenues entre 1772 et 1777. Des gravures accompagnent son récit, comme cette représentation d'un nègre suspendu vivant par les côtes. Reprises par l'ensemble des acteurs abolitionnistes anglais, puis européens, ces gravures joueront un rôle décisif dans la diffusion des idées abolitionnistes à la fin du 18ème siècle.

 

  • Quatrième et dernier volet : 1791-1830, de révolutions aux abolitions :

     

    Créée en février 1788, la Société des Amis des Noirs, initiative de l'abbé Grégoire et du député Brissot, se calque sur les sociétés anti esclavagistes anglaises et américaines, pionnières en la matière. Première du genre en France, cette société s'inscrit dans le courant des intellectuels qui défendent les principes d'universalisme de l'espèce humaine et annoncent la fin du système esclavagiste. Rien de tel que des images fortes pour convaincre le public du bien-fondé de son combat et la Société des Amis des Noirs ne s'en prive pas. La première abolition, proclamée par la Convention nationale le 4 février 1794 est l'aboutissement des évènements qui se produisent à Haïti et des idéaux révolutionnaires français. Elle n'aura toutefois qu'une portée limitée, car n'étant appliquée que dans certaines colonies. Certains territoires résisteront plus que d'autres, comme au Cap-Français qui subira d'importants incendies, trois jours durant, du 20 au 23 juin 1793. Pour imposer l'application de la loi accordant la pleine citoyenneté aux « Libres de couleur », les troupes républicaines sont envoyées sur l'île pour affronter les colons royalistes. Les esclaves, qui se rallieront à ces troupes, gagneront rapidement la victoire et les colons, partisans du maintien de la monarchie et du système esclavagiste seront contraints de fuir devant les émeutes et les incendies. Quant à la loi du 4 mars 1831, qui verra le jour sous Louis-Philippe, instaurera de lourdes sanctions à l'égard des armateurs et des financiers, elle finira par être respectée. La traite illégale en vigueur à cette époque aura été active puisqu'on considère que 100 000 individus furent déportés par des navires négriers français. Rien qu'à Nantes, 308 navires auront été armés pour partir sur les côtes africaines de 1818 à 1831.

     

 

INFOS PRATIQUES :

  • Exposition « L'abîme, Nantes dans la traite atlantique et l'esclavage colonial, 1707-1830 », jusqu'au 19 juin 2022 au Musée d'histoire de Nantes, Château des ducs de Bretagne, 4, place Marc Elder, à Nantes (44). https://www.chateaunantes.fr/expositions/labime/
  • Catalogue de l'exposition : 256 pages, 250 illustrations. 29,95€. Auteur : Krystel Gualdé









 



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