Vendredi 16 septembre 2016
Ma visite à Buenos Aires (Argentine) m'ouvre aujourd'hui l'accès au Palais des eaux, et au musée consacré au précieux liquide. Situé dans le quartier de Balvanera que j'ai déjà parcouru avec vous, cet immense bâtiment ne manque pas d'attrait. On se demande d'abord à quoi il pouvait bien servir, avant de s'apercevoir qu'il a été construit sur un point haut de la ville et d'en conclure qu'il s'agit tout naturellement d'un gigantesque réservoir d'eau potable abritant désormais les services administratifs de la compagnie des eaux portègnes.
C'est à la suite de plusieurs épidémies de choléra (en 1867), de typhoïde (en 1869), puis de fièvre jaune (en 1870-71) que la capitale se penchera sur le problème d'alimentation de sa population en eau potable, et de l'évacuation des eaux usées. 14000 personnes perdirent la vie lors de l'épidémie de 1870, soit, à l'époque, 8% de la population portègne (alors de 175000 âmes). On présume que la fièvre jaune atteignit l'Argentine par bateau, alors que des soldats argentins revenaient de la guerre de la triple alliance (Asuncion). Quelques autes villes du pays seront également touchées, notamment le long du Rio Parana. La propagation de l'épidémie fut facilitée par le manque d'eau potable en ville (il y avait très peu de fontaines ou de puits, et la majorité des habitants s'approvisionnaient alors auprès des aguateros (porteurs d'eau), en photo ci-dessous. Il existait aussi peu de nappes phréatiques qui ne soient pas contaminées par des excréments, des cadavres d'animaux ou autres déchets (comme par exemple, les restes de viande émanant des établissements de découpe et de conservation de viande) sans parler des cours d'eau (Riachuello, Zanjon de granaderos) souillés. Enfin, le climat qui régnait durant l'été de 1870 ne fera qu'aggraver les choses. A cette époque, Buenos Aires était surpeuplée, et la population s'entassait souvent dans les quartiers les plus pauvres (dont la population noire qui représentait à elle seule un quart des habitants), c'est à dire San Telmo, Montserrat et Constitucion. Autant de facteurs qui permirent à l'épidémie de fièvre jaune d'atteindre un pic la première quinzaine d'avril 1871.
Les autorités décidèrent donc de prendre des mesures urgentes pour améliorer la distribution de l'eau, d'autant que des études préliminaires aviaent déjà été réalisées lors des précédentes épidémies dans le but d'installer un système d'assainissement. L'ingénieur irlandais John Coghlan avait soumis à la Municipalité un plan d'évacuation des eaux usées et des eaux pluviales dès 1869. Cette même année, l'ingénieur anglais John F.Latrobe Bateman avait lui aussi proposé un projet. C'est cet ingénieur qui s'occupera d'ailleurs de l'installation des premiers égoûts de la ville en 1873, puis de la mise en place du réseau d'eau potable, un an plus tard. Toujours à partir des plans de Bateman, la ville et le gouvernement national décideront d'installer sur le point le plus haut situé au nord de la cité un réservoir d'eau potable alimenté à l'aide de pompes installées à Recoleta sur le Rio de Plata. Nous sommes alors en 1886, et la ville ne dispose pas des fonds nécessaires pour ces travaux. C'est donc une société privée, Parsons & Bateman, qui apportera l'argent, tandis que la société Samuel B.Hale & Co se verra confier la construction du Palais des Eaux, dont les plans seront tracés et supervisés par l'ingénieur suédois Carlos Nyströmer et l'architecte norvégien Olof Boye, tous deux salariés de la société Parsons & Bateman. Un précédent réservoir d'une contenance de 2700 m3 avait déjà été installé en 1869. Celui-ci se trouvait du côté de la Place Lorea, avait une hauteur de 43 mètres et dépendait de l'usine de traitement d'eau située à la Recoleta. Si ce réservoir pouvait suffire au quartier d'alors, l'extension rapide de Buenos Aires nécessitait un plus grand réservoir, habillé par des façades se mariant à l'architecture dominante dans ce nouveau quartier à la mode. D'où ce Palais des Eaux. Les années 1880 verront d'ailleurs l'apparition dans la capitale d'hôpitaux, d'écoles, de bâtiments administratifs, de parcs et d'allées. Et Buenos Aires d'apparaitre comme la face éclatante de la nouvelle euphorie de croissance qui régnait alors en Argentine, empruntant une partie de son caractère à de nombreuses villes européennes, et bâtissant souvent les immeubles avec des matériaux d'importation.
Aujourd'hui musée du patrimoine historique, le célèbre Palais se dresse toujours dans le quartier de Balvanera, délimité par les rues Avenida Cordoba, Calle Ayacucho, Viamonte et Riobamba. Bâti de 1887 à 1894, l'édifice offre l'une des plus belles architectures portègnes, avec sa forme rectangulaire, d'où son nom de palais. L'emplacement surélevé, mais aussi la nature du sol firent que le réservoir d'eau soit érigé à cet endroit. D'une hauteur de 21 mètres, le palais possède des parois qui atteignent 1,80 mètre d'épaisseur au rez-de-chaussée. Carré d'environ 90 mètres de côté, assorti de volumes dans les quatre coins qui se passent d'angles, et des balcons mettant en exergue les accès situés au centre de chaque façade. L'édifice qui forme une coque, dispose d'une cour centrale, carrée elle aussi (de 17 mètres de côté) et conçue pour apporter à l'ensemble lumière et ventilation. La partie inférieure de ce patio comporte des ouvertures avec des vitraux ornés du blason national et du sigle de l'institution Obras Sanitarias de la Nacion. A l'intérieur, on compte pas moins de 180 colonnes distantes de six mètres et disposées en damier qui constituent la structure de soutien des douze grands réservoirs (ci-dessous) situés sur les trois étages du bâtiment, et qui offrent au total une contenance de plus de 72000 m3 (ou 72 millions de litres) d'eau potable. Une fois les réservoirs remplis, le poids total de l'ensemble atteignait les 135000 tonnes, ce qui donne une idée du gigantisme de cette construction pour l'époque. Les réservoirs de l'étage supérieur sont dissimulés derrière la mansarde tandis que ceux de l'étage inférieur furent démantelés en 1915, lors de la construction d'un autre grand réservoir dans le quartier de Caballito. Pour la petite histoire, il fut un temps question d'installer des bains de natation entre la base des réservoir du palais et le rez-de-chaussée afin de profiter du grand volume dispoinble mais l'idée sera abandonnée pour des raisons budgétaires. L'endroit recevra à la place une usine de dalles et divers services de maintenance des réseaux d'eau, jusqu'à l'arrivée des bureaux actuels, à la fin des années 1920.
Le style architectural du palais constitue quant à lui un exemple exceptionnel, voire unique en Argentine d'architecture éclectique de la fin du XIX ème siècle, avec ses jardins circonscrits par des grilles de fer entre les piliers. Rappelons qu'en matière d'architecture, l'éclectisme est une tendance consistant à mêler des éléments appartenant à différents styles ou époques de l'histoire de l'art ou de l'architecture, tendance qui se développera tout particulièrement en Occident de 1860 à la fin des années 1920. On y décèle la Renaissance française avec ses sveltes mansardes faites d'ardoises. Les quatres façades du bâtiment sont pour leur part recouvertes de céramique vitrifiée (300 000 céramiques venues d'Angleterre seront nécessaires) représentant les écussons des diverses provinces du pays (ci-dessous). L'armature métallique du bâtiment sera quant à elle importée de Belgique. Pour la base des murs, on utilisera les briques les plus résistantes, fabriquées à la briqueterie San Isidro, non loin de là, un mode de construction résistant qu'un tremblement de terre permettra de vérifier le 27 octobre 1894. On ne décèlera alors aucune fissure dans l'édifice. Ce sont donc 400 ouvriers qui s'attelleront ainsi à la réalisation de la construction qui durera sept années, avant que le Président argentin de l'époque, Luis Saenz Pena n'inaugure l'ensemble en 1894, qui offre un style bien particulier, et d'une beauté peu commune.
En 1913, le Palais des Eaux passa sous le contrôle de l'entreprise nationale Obras sanitarias de la Nacion (OSN), avant que cette même société n'y installe ses bureaux au rez-de-chaussée en 1920. Le palais n'est plus utilisé en tant que réservoir d'eau depuis 1978 et a été classé monument historique en 1989. Deux ans plus tard, l'entreprise argentine sera privatisée, prendra le nom de Aguas Argentinas et passera sous le contrôle majoritaire de l'entreprise française Suez, avant d'être renationalisée sous le nom de AYSA (Aguas y Saneamientos Argentinos) suite à l'accession au pouvoir de Nestor Kirchner et à des conflits concernant les bases tarifaires entre Aguas Argentinas et le pouvoir exécutif. La rénovation des façades, elle, a été entreprise depuis, afin de conserver le magnifique cachet de ce monument.
Le musée de l'eau et de l'histoire sanitaire où je vous emmène aujourd'hui propose aux visiteurs de découvrir et d'approfondir leurs connaissances sur l'histoire du système d'assainissement de la capitale argentine. Ce musée fut créé en 1958, sous le nom de musée techniques des sanitaires. Je suis pour ma part accueilli par Monsieur Tartarini en personne qui est le directeur de ce musée, mais également l'auteur de plusieurs ouvrages sur Buenos Aires, dont un sur le Palais des Eaux. Il me montrera les sanitaires accumulés au fil des ans qui constituent toujours à l'heure actuelle la base de la collection permanente. On découvre également sur place l'histoire des canalisations depuis les premiers travaux d'assainissement vers 1869 et jusqu'au XX ème siècle, dont l'essentiel fut importé d'Europe. Afin de contrôler les pièces étrangères mais aussi celles fabriquées en Argentine, on créa en septembre 1887 un bureau chargé de réaliser des tests d'épreuve sur les matériaux. Sur place, on peut encore observer des canalisations originaires d'Angleterre (dont certaines des maisons Kidston & Co ou Geo.Jennings à Londres) et des matériels divers en bois et en céramique. La consommation d'eau potable supposait de mesurer le débit utilisé par les habitants. Pour ce faire, des compteurs d'eau deuxième photo ci-dessous) furent dès le départ prévus à travers un règlement publié dès 1869. Les premiers compteurs à turbine, de marque Stoll, Thompson ou Siemens, seront ainsi mis en service chez l'habitant en 1889. En 1939, la capitale comptait 17260 compteurs d'eau, vérifiés par l'Office des appareils enregistreurs des œuvres sanitaire de la nation. Cette même administration contrôlait également la robinetterie et ses accessoires, utilisés dans les cuisines et les salles de bain. Et l'industrie nationale argentine de trouver un nouveau souffle à partie de la Seconde guerre mondiale avec le développement de marques comme Piazza Hermanos, La Rural, Franklin y FV (fondée en 1921). Des concours étaient alors organisés afin de susciter la créativité et l'ingéniosité nationale pour inventer ou améliorer la robinetterie. Le musée expose aussi des objets parfois inattendus comme ces toilettes de prison (comprenant lavabo et assise en un seul bloc), des toilettes à la turque, des urinoirs, des chasses d'eau et des bidets mobiles (troisième photo ci-dessous)...Les chasses d'eau, elles, offrent plusieurs modèles (en bois, en verre et en acier chromé). Cette visite offre enfin de consulter sur place un nombre important de documents relatifs à l'assainissement de Buenos Aires, dont les plus anciens remontent à 1872. On peut trouver dans ces archives les plans de conduites (type, ancienneté, diamètre, profondeur d'enfouissement et extensions), les matériaux de construction utilisés, les informations sur les installations réalisées chez les particuliers...autant de renseignements qui coulent de source !
INFOS PRATIQUES :
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Palais des Eaux, Avenida Cordoba 1950, à Buenos Aires, dans le quartier de Balvanera (Métro : Callao)
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Vidéo sur le Palais des Eaux : https://youtu.be/9DQlmQRLW6E
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Musée de l'eau et de l'histoire sanitaire, rue Riobamba 750, 1er étage, à Buenos Aires. Accès par métro (descendre à la station Callao) puis marcher cinq minutes. Tél:+54 11 6319 1882 et 6319 1104. Ouvert du lundi au vendredi, de 9h00 à 13h00. Entrée gratuite.
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Visites guidées possibles (téléphoner avant au 6319 1104)
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Vous pouvez vous procurer à la boutique du musée « El Palacio de las Aguas Corrientes » de Jorge D.Tartarini. Cet ouvrage qui décrit l'histoire complète de l'édifice, est en langue espagnole (photo ci-dessous)
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Mes remerciements à Monsieur Tartarini, directeur du musée, pour son charmant accueil !